21.

 

Elle tirait faiblement sur les boutons de son chemisier.

— Déshabille-moi, s’il te plaît. Aide-moi.

Je lui ôtai tous ses vêtements en hâte, comme elle le souhaitait. Elle me guidait et me secondait. Noyée au milieu de ses oreillers, elle était pâle, mais dotée d’un corps ferme de jeune femme.

J’embrassai ses jambes, ses cuisses. Le jardin bruissait derrière moi, et je distinguai la musique d’une fontaine, dont le jet retombait délicatement sur des feuillages. Mon corps était une machine de désir. Ce qui l’entraînait était la poitrine nue de Rachel, aux pointes roses comme des seins de jeune fille, et l’odeur de la mort qui émanait d’elle, douce comme celle d’un lys qu’on écrase. La mort ne m’attirait pas ; mais l’imminence de sa perte la rendait d’autant plus précieuse.

Elle gisait, renversée, et soupirait profondément. Les angles de son visage se dessinaient dans la pénombre, précis et délicats.

— Laisse-moi te voir sans tes vêtements, dit-elle.

Elle tendit les mains pour défaire des boutons, mais je fis signe que ce n’était pas la peine. Je me levai et m’écartai d’elle.

Aucune lampe ne brillait dans la pièce. L’obscurité était magique.

Je tendis les bras et contemplai le ciel, conscient de la fatigue qui résultait de tous les efforts de la nuit, puis j’ordonnai à mes vêtements de s’assembler à proximité et d’attendre mon prochain commandement. J’allais être nu.

Cela advint encore plus vite et plus complètement que la dernière fois.

Pour la première fois je baissai mon regard sur mon torse, sur ma toison, sur mon sexe en érection. J’étais trop heureux pour me montrer humble. J’étais parmi les vivants, et certaines de ces choses devaient être bonnes.

Elle s’assit sur le lit, les seins fermes, et leurs pointes roses se dressèrent. La masse de sa chevelure noir et argent ruisselait sur son dos, révélant un long cou.

— Magnifique, murmura-t-elle.

Une pluie de doutes s’abattit sur moi.

Mais je devais le faire. À quoi bon l’avertir que je risquais, ce faisant, de me désintégrer ?

Je m’assis auprès d’elle et l’enlaçai. Je sentais la moiteur soyeuse de sa peau, malsaine chez une femme trop mince, mais délicieuse. Même l’ossature de son poignet était ravissante.

Elle m’attira en me prenant par les cheveux et m’embrassa le visage, les yeux clos. Je m’aperçus avec un choc que j’avais ma barbe et ma moustache.

Elle se recula un peu pour me regarder. J’ordonnai à ces pilosités de disparaître.

— Oh non, dit-elle. Remets-les ! Cela rend ta bouche plus douce et plus humide.

Je sentis les poils revenir comme si je le souhaitais ! Je ne comprenais pas très bien pourquoi ces poils de barbe et de moustache étaient apparus de leur propre chef, mais c’était précisément toute l’histoire : mon corps venait à son gré, et sous sa forme propre. Un errement de ma volonté, un instant de vanité pour mon être physique, et les poils étaient revenus.

Bah, elle les aimait. Je pris une longue inspiration, ressentant le contrecoup de tous ces changements et de cette magie, mais pour elle j’étais rigide comme une statue. J’avais envie de me jeter sur elle. Je la laissai enfouir son visage dans la toison de ma poitrine et embrasser mes seins, et le plaisir m’embrasa les reins.

Je pris ses seins dans mes mains, enchanté par leur exquise minutie, si roses, d’une fraîcheur de jeune fille.

— C’est artificiel, mon amour, dit-elle, comme si elle avait senti mon étonnement. Elle embrassa ma barbe, sur l’angle de ma mâchoire. Ce sont les hormones et la science moderne ; j’ai en moi le système chimique d’une femme, c’est tout. Ils peuvent me faire paraître jeune, mais ils ne peuvent pas me sauver la vie.

Je l’embrassai et la pressai contre moi, les mains libres et ardentes sur ses cuisses, se glissant dans le creux secret, pour y sentir la fermeté du corps intime d’une jeune femme. Chimie, n’est-ce pas ? Science moderne ?

— Ces choses conservent, dis-je. Mais c’est toi qui donnes la beauté.

— Dieu du Ciel, murmura-t-elle en me couvrant de baisers.

J’avais glissé mes mains sous ses fesses menues et je les soutenais.

— Oui, dis-je. Dieu, dans Son infini caprice, vous a couvertes de Ses bénédictions, ta fille Esther et toi.

— Tu es le dernier don, me souffla-t-elle à l’oreille, les mains doucement agrippées à mon dos. Tu es la dernière chose qu’elle ait vue. Cela lui a fait tellement de bien.

Une force sauvage s’éleva en moi, à la pensée que je l’avais totalement à ma merci, cette précieuse créature. Aucune parole ne pourrait m’ordonner de m’en écarter. Elle seule pourrait me faire reculer, et uniquement parce que je m’inclinerais devant son choix.

C’était comme un fruit entre ses jambes, juteux à point. J’approchai mes doigts de mes narines.

— Je ne peux plus me retenir, mon amour, dis-je.

Elle ouvrit les jambes et cambra les reins. Ce fut soudain le paradis, d’être en elle, au plus profond de ce fruit avide et palpitant, et d’avoir sa bouche en même temps, d’avoir ses deux bouches, de la couvrir de ma toison et de ma vigueur. Je commençai le rythme viril. Vivant, vivant, vivant. J’étais aveuglé. Le plaisir inondait tous mes sens.

— Oui, maintenant, viens, soupira-t-elle.

Elle souleva ses reins contre moi. Je m’arquai sur mes bras pour ne pas l’écraser sous mon poids et, la contemplant, je sentis la semence exploser en elle. Mes coups de reins la faisaient souffrir, mais je vis sur ses traits la rougeur que je désirais, je sentis la pulsation de sa gorge, et je compris qu’elle était aussi heureuse que moi. Le petit cœur serré du fruit recueillit jusqu’à ma dernière goutte, et je retombai sur le dos, les yeux fixés sur le plafond, ou dans la nuit éthérée.

Quelle qu’ait été ma vie, homme ou esprit, je ne pouvais me rappeler de plaisir aussi exquis que celui-ci, aussi absolu.

Il faisait de moi à la fois l’esclave et le maître. Je ne me demandais pas ce qu’éprouvaient les hommes.

Sa tête s’agitait de droite et de gauche ; elle était rouge sang.

— Viens encore, là, viens, gémit-elle.

Éperdu de bonheur, je la pénétrai à nouveau. Je n’avais pas besoin de repos. Le fruit secret était plus sensuel, plus étroitement serré qu’avant, et puisait plus pleinement. Le sang lui monta au visage, et elle me laboura le dos des deux mains, me frappa de ses poings. Lorsque je m’arc-boutai pour l’ultime élan, elle m’accompagna de son ardeur et se tendit, prête à l’extase.

— Plus fort, dit-elle. Plus fort. Fais-nous un champ de bataille, fais de moi un garçon, une fille, peu m’importe.

C’était tentant. Je la martelai, sans relâche, de toute ma vigueur, sentant la semence se répandre encore ; la vue de son visage rougi m’emplissait d’un sentiment humain de puissance. Oui, la posséder, la faire jouir, encore et encore.

Je la comblais, si puissamment encastré en elle que je soulevais ses reins en cadence avec mon corps. Puis son sexe mouillé me laissa glisser dans un va-et-vient brutal, je la clouai dans les coussins de soie, et je vis de mes yeux mi-clos son sourire.

— M’abandonner, voilà ce que je veux, murmurai-je.

Elle ne pouvait pas retenir le plaisir qui l’envahissait. Elle était rouge et animée de pulsions rythmiques ; je ne la lâchais pas, battant sans relâche ses douces lèvres fruitées. Puis elle leva les bras pour se couvrir le visage comme pour se cacher de moi.

Ce geste tendre et sublime de jeune vierge me fit perdre l’ultime contrôle de mon corps, et dans un râle je projetai ma semence pour la troisième fois.

J’étais épuisé. Elle retrouvait sa pâleur au clair de lune tandis que nous demeurions étendus côte à côte. Mon sexe était ruisselant.

Elle se tourna vers moi et tendrement, telle une enfant, elle m’embrassa l’épaule, puis passa ses doigts dans la toison de ma poitrine.

— Mon amour, dis-je.

Je lui parlai dans les anciennes langues qui m’étaient naturelles, le chaldéen et l’araméen, lui offrant des mots d’amour, des serments de fidélité et de dévotion, et elle se lovait de ravissement contre moi.

Des oreillers avaient basculé. L’air tourbillonnait autour d’elle, riche des parfums du jardin. Soudain nous parvint le chant inlassable de la mer. S’y mêlait le chant trompeur de l’eau gargouillant dans le bassin.

— Si je pouvais mourir maintenant, dit-elle, je le ferais. Mais il y a des choses qu’il faut que tu saches.

J’errais, je rêvais. Je sentais ma fatigue. Je m’ébrouai pour m’éveiller. Avais-je encore mon corps ? Je redoutais le sommeil. Pourtant j’en ressentais le besoin, le corps assemblé en avait besoin comme d’eau. Je m’assis.

— Ne parle pas de mourir, implorai-je. Cela viendra bien assez tôt.

Je la contemplai. Elle paraissait maîtresse d’elle-même. Je balbutiai :

— Je n’ai pas le pouvoir de guérir, pas une maladie aussi avancée.

— Te l’ai-je demandé ?

— Tu dois avoir envie de le savoir.

— Je savais que si tu en avais le pouvoir, tu m’aurais aidée dès le premier instant.

— Tu as raison.

Elle ferma les yeux et ses paupières se crispèrent de douleur.

— Que puis-je faire ?

— Rien. Je veux que l’effet de ces drogues disparaisse. Je veux mourir seule.

— Je suis prêt à t’apporter tout ce que je pourrai, dis-je.

J’étais ému jusqu’à la moelle à la vue de sa souffrance, mais elle sembla s’apaiser, et son visage retrouva sa perfection.

— Tu parlais d’Esther, tu voulais savoir…

— Oui, pourquoi penses-tu que ton mari l’ait tuée ?

— Je ne sais pas ! Ils se sont querellés, mais je ne peux pas croire que ce soit à cause de la famille. Esther et Gregory se disputaient sans cesse… Je ne sais pas.

— Dis-moi tout ce que tu te rappelles d’Esther, de Gregory et du collier de diamants. Tu m’as dit qu’elle avait découvert l’existence de son frère Nathan en l’achetant.

— Elle a rencontré Nathan dans le quartier des diamantaires. Elle a remarqué sa ressemblance avec Gregory et, quand elle l’a mentionnée, il a admis qu’il était le vrai jumeau de Gregory.

— Ah, des vrais jumeaux !

— Mais qu’est-ce que cela peut bien signifier ? Il lui a dit qu’il était le frère jumeau de Gregory, et l’a chargée de transmettre son affection à Gregory. Elle était stupéfaite. Elle l’a trouvé sympathique. Elle a rencontré les autres hassidim qui travaillent avec lui dans le magasin. Nathan lui a beaucoup plu. Elle voyait en lui l’homme que Gregory aurait pu être, empli de douceur et de bonté.

Le jour de sa mort, je suis sûre qu’elle avait rapporté le collier à Nathan. Je me souviens qu’elle avait parlé de le déposer en passant, parce qu’il y avait un petit problème de fermoir et que Nathan allait l’arranger. Elle a ajouté : « Ne dis pas au Messie que je vais voir son frère », et elle a ri. Gregory savait qu’elle allait ce jour-là faire des courses chez Henry Bendel. Mais, à mon avis, il ignorait tout du collier. C’est seulement hier que cette affaire de collier a surgi ; je ne savais même pas qu’il avait disparu. Personne ne le savait. Puis Gregory a affirmé que les terroristes avait volé le collier et tué Esther. Bien entendu, le collier avait disparu, mais je n’ai pas pu joindre Nathan pour savoir s’il l’avait en sa possession. D’ailleurs, il aurait appelé. Je connais la voix de Nathan grâce à une conversation téléphonique.

— Revenons au début. Esther s’est disputée avec Gregory au sujet de son frère, son vrai jumeau.

— Elle voulait qu’ils se rencontrent. Gregory lui a interdit de parler des hassidim. C’était une question de vie ou de mort. Il essayait de l’effrayer. Je connais Gregory. Je le connais quand il est faible et qu’il ne pense pas clairement, quand il est pris au dépourvu, qu’il est acculé et furieux.

— Je l’ai vu aussi, dis-je. Brièvement.

— Eh bien, voilà comment il était avec elle. « Non, non, tu n’as pas rencontré de frère, je n’ai pas de frère ! » Puis il s’est précipité sur moi et m’a suppliée en yiddish d’expliquer à Esther que les hassidim n’avaient rien à voir avec lui. Il était absolument fou de rage. Esther ne parlait pas le yiddish. Elle est entrée dans la chambre, et je me souviens qu’il s’est retourné pour lui dire : « Si tu parles de Nathan à qui que ce soit, jamais je ne te pardonnerai ! »

Elle était perdue. J’ai essayé de lui expliquer que les Juifs religieux n’aimaient pas les Juifs comme nous, qui ne prions pas chaque jour, et qui n’observons pas les lois du Talmud. Elle écoutait, mais je voyais bien qu’elle ne comprenait pas. Elle insistait : « Nathan m’a dit qu’il aimait Gregory, qu’il souhaitait le revoir, et qu’il essayait parfois de l’appeler, en vain. »

Gregory hurlait : « Je ne veux plus en entendre parler ! Si tu lui as donné mon numéro personnel, dis-le-moi tout de suite. Ces gens me font du mal. Je les ai quittés quand j’étais adolescent. Ils me font du mal ! J’ai construit mon Église, ma tribu, mon culte. Je suis mon propre Messie ! »

Esther a voulu savoir pourquoi Gregory avait été si bon envers Nathan, en le conduisant à l’hôpital. Nathan lui avait raconté comment Gregory l’avait inscrit sous son propre nom et avait payé tous les frais. Il l’avait fait installer dans une suite particulière, et s’était occupé de tout afin de ne pas inquiéter le rebbe ou sa femme. Elle a ajouté : « Nathan m’a dit que tu avais été très généreux. »

J’ai vraiment cru que Gregory allait devenir fou. J’ai compris qu’il y avait plus enjeu que la simple divulgation de son passé. Car je savais que le lien avec les hassidim aurait plutôt été une sorte de… caution occulte… pour Gregory et son Église. Alors j’ai commencé à poser des questions. « Pourquoi Nathan était-il entré à l’hôpital ? » Esther m’a expliqué que c’était une idée de Gregory. Il avait dit à Nathan qu’ils risquaient tous deux d’avoir hérité d’une anomalie génétique et, sachant que jamais le rebbe n’y consentirait, il avait fait subir à Nathan des examens sous le nom de Gregory. Pour Nathan, c’était un rêve : une suite somptueuse, la nourriture cachère, tous les usages respectés, et les gens qui le prenaient pour Gregory. Cela l’avait amusé. Bien entendu, il n’avait hérité d’aucune maladie. Mon Dieu, qu’est-ce que…

— Je vois, dis-je.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Continue à tout me dire sur Nathan et Esther. Que sais-tu d’autre ?

— Ce soir-là, la querelle a duré des heures. Finalement, elle a promis de ne rien révéler et de ne pas essayer de réunir les familles, mais elle a maintenu qu’elle verrait Nathan de temps en temps et lui transmettrait l’affectueux souvenir de Gregory. Il a pleuré de soulagement. Il peut pleurer à volonté, y compris devant les caméras. Il s’est mis à geindre que son peuple l’avait rejeté. Le Temple était tout pour lui, le sens de sa vie, sa vie même.

Chaque fois qu’il commençait ce discours, Esther et moi levions les yeux au ciel. Nous savions qu’il avait compilé les enseignements du Temple de l’Esprit sur la base d’un programme informatique. Il y avait intégré tous les renseignements possibles sur les autres cultes et les commandements qui avaient procuré le plus de réconfort à leurs adeptes. Ensuite, il avait sélectionné une liste des commandements les plus acceptables et les plus appréciés. D’autres aspects du Temple avaient été déterminés de la même manière, par des enquêtes secrètes et des compilations sur ordinateur des caractères les plus séduisants des autres religions. Pour Esther et moi, c’était un sujet de plaisanterie. Mais cette nuit-là, il pleura longuement. C’était toute sa vie. Dieu les avait guidés – lui et son ordinateur.

J’ai fini par m’endormir. Pendant deux jours, Esther et Gregory ne se sont plus adressé la parole. Cela n’avait toutefois rien d’inhabituel. Ils pouvaient tout aussi bien se disputer en hurlant pour n’importe quelle question politique idiote. C’était leur façon d’être ensemble.

— Quoi d’autre ?

— Deux jours plus tard, Gregory m’a réveillée à quatre heures du matin. Il était en rage. Il m’a dit : « Prends le téléphone, et parle-lui. Écoute-le toi-même. » Je ne comprenais pas.

La voix que j’ai entendue au téléphone ressemblait à celle de Gregory ! Exactement. Je pouvais à peine croire que ce soit quelqu’un d’autre ; mais il s’est présenté comme étant Nathan, le frère de Gregory. Il m’a gentiment priée d’expliquer à Esther que les familles ne pouvaient pas être réunies. « Cela me brise le cœur, de devoir le dire à la femme de mon frère, mais notre grand-père n’a plus longtemps à vivre et la congrégation repose entièrement sur lui. Il est le rebbe. Dites à Esther que cela est impossible, et témoignez-lui mon affection. Avec le temps, je la reverrai. »

Je lui ai expliqué à quel point c’était agréable d’entendre une voix yiddish, et de parler avec lui. Il a ri, et m’a répondu : « Gregory croit qu’il a tout, et Dieu merci il a une bonne épouse, mais on ne peut jamais savoir quand le frère aura besoin du frère. Gregory n’a jamais été malade un seul jour de sa vie, il n’a jamais mis les pieds dans un hôpital, sauf pour me rendre visite, mais je viendrai s’il m’appelle. »

Je me souviens d’avoir pensé à ce séjour à l’hôpital, à ces examens. Gregory les avait-il lui-même subis ? Quelle était cette maladie héréditaire ? Nathan disait la vérité : Gregory n’était jamais allé à l’hôpital. Il avait un médecin particulier, qui n’était pas ce que j’appellerais un praticien reconnu par les autorités, et il n’avait jamais, à ma connaissance, pénétré dans un hôpital. J’ai dit à Nathan que j’étais touchée, et je lui ai demandé où le joindre. À cet instant Gregory m’a arraché l’appareil des mains et l’a emporté hors de la pièce. Je l’entendais parler en yiddish, d’une voix naturelle, simple, intime, comme jamais Gregory ne parlait à personne. Je l’entendais pour la première fois parler à son frère. Il m’avait toujours raconte que toute sa famille était morte. Sans exception.

— Combien de temps y a-t-il de cela ?

— Environ un mois. Mais je n’y avais plus pensé jusqu’à aujourd’hui. Je savais dans mon cœur qu’il était responsable de la mort d’Esther, j’ai su qu’il avait menti quand je l’ai entendu faire son discours sur le terrorisme et les ennemis. Il était trop préparé à la mort d’Esther ! Cependant, crois-tu qu’il irait jusqu’à tuer sa fille pour cette raison ?

— Oui, je le crois, mais je perçois là un dessein très vaste. Et le rebbe, tu ne lui as jamais parlé ? Tu ne l’as jamais rencontré ?

— Non. Je n’irais pas là-bas pour être rejetée. J’ai un grand respect pour ces gens, mes parents étaient des hassidim de Pologne. Mais je connais ce genre de vieillard.

— Laisse-moi te dire une chose : ce vieillard a accusé Gregory d’avoir tué Esther. Et il voulait savoir la même chose que toi.

— Est-ce que tu comprends ce que cela signifie ? dit-elle. S’il a tué Esther pour protéger le secret de la famille, il pourrait aussi tuer Nathan !

— Nathan n’a pas appelé, à propos du collier ? demandai-je.

— Non. Mais je suis tenue à l’écart, entourée d’adeptes. Gregory lui-même n’a évoqué cette histoire de collier que le lendemain du meurtre. Dans son premier discours, il n’avait parlé que d’ennemis. Puis le lendemain, il… mon Dieu, c’est peut-être à ce moment-là que Nathan l’a appelé ! Pourquoi diable a-t-il raconté cette histoire de collier ?

J’absorbais toutes ses paroles.

— Je pense le deviner. J’ai déjoué son dessein. Un dessein colossal. Je l’ai fait échouer en tuant les assassins. Cela a réduit à néant sa tentative de mise en cause de terroristes. On n’a trouvé aucun lien entre ces hommes et la mouvance terroriste, n’est-ce pas ?

— Non. La moitié du monde pleure avec lui, et les autres se moquent de lui. Ces hommes étaient des moins que rien venus d’une petite ville du Texas. Or Gregory prétend que ses ennemis sont prêts à tout pour lui faire du mal, y compris ces voyous assassins, et que le vol devait leur procurer les fonds nécessaires pour combattre son Église.

— Laissons de côté le collier. Il jouait encore la carte du terrorisme, et pour une étrange raison, il y incluait le collier. Maintenant, écoute, j’ai une question à te poser. Pourquoi y a-t-il des laboratoires dans le Temple de l’Esprit ?

— Des laboratoires ? Je n’en ai pas la moindre idée. J’ignorais même qu’il y en avait. Je connais l’existence du médecin de Gregory, qui lui injecte de l’hormone humaine de croissance et lui confectionne des boissons spéciales aux protéines afin de lui conserver sa jeunesse, de la chambre d’hôpital qui lui est réservée lorsqu’il a un degré de température au-dessus de la normale, mais, autant que je sache, il n’y a pas de laboratoires.

— Si, je parle de grands laboratoires, où les gens travaillent sur des produits chimiques et des ordinateurs. D’immenses laboratoires avec des chambres froides stériles et des gens en combinaison de protection. J’ai vu tout ça ce soir, dans le Temple de l’Esprit. J’ai vu des gens en tenue orange qui recouvrait tout leur corps. Je n’y ai pas réfléchi sur le moment. Je cherchais juste Gregory…

— Des costumes orange ? Tu parles de ces tenues qui protègent les gens des virus ? Mon Dieu, y a-t-il une maladie au cœur de tout cela ? Gregory a une maladie ? Que diable a-t-il fait à Nathan dans cet hôpital ?

— Je crois le savoir. Il n’a pas fait de mal à son frère. Gregory n’a aucune maladie, je peux te l’affirmer, et le rebbe non plus. Je l’aurais su en les voyant. Je sens ces choses-là.

Elle se crispa, la seule pensée de sa maladie lui brouillant l’esprit.

— Que peut bien fabriquer le Temple qui nécessite une équipe de médecins, une grande équipe d’hommes de talent, en permanence aux ordres de Gregory ? Des chercheurs de génie avec des microscopes et toutes sortes de matériel ?

— Je ne sais pas, répéta-t-elle. À une époque ils envisageaient de créer toute une ligne de produits, des saletés comme le shampooing « nettoyant spirituel », et le savon qui « vous débarrasse des vibrations impures »…

Je ris, incapable de me retenir. Elle sourit.

— Mais nous l’en avons dissuadé. Il a conclu un marché lucratif avec un concepteur new-yorkais pour tout l’équipement de ses centres de loisirs, de ses bateaux, de ses jungles…

— Nous y voilà encore, bateaux, avions, jungles, médecins, un collier, un frère jumeau.

— Que veux-tu dire ?

— Un jumeau identique n’est pas juste un frère, c’est un double de l’homme, et nous avons ici un jumeau inconnu du monde, et qu’on ne reconnaît pas tous les jours de la semaine, parce qu’il porte la barbe et les papillotes des hassidim. On peut en faire, des choses, avec un jumeau identique !

Elle me dévisagea, muette. Puis son visage se crispa de douleur.

— J’ai besoin d’eau, déclarai-je. Je vais t’en apporter aussi.

— Cela me ferait du bien. De l’eau fraîche. J’ai mal à la gorge, je ne peux…

Elle retomba.

Je me hâtai de traverser le merveilleux jardin, et pénétrai dans ce qui semblait être une vaste réserve d’aliments frais ; en effet, il y avait quantité de bouteilles d’eau dans le réfrigérateur. J’en rapportai deux, avec un ravissant verre en cristal que je pris sur une étagère.

Je m’assis auprès d’elle et la servis en premier. Elle s’était couverte. Elle but, moi aussi.

J’étais exténué. Ce n’était pas le moment de l’être, ni de courir le risque de m’endormir et de laisser disparaître ce corps. Je bus encore de l’eau, et m’interrogeai sur la semence qui était passée de mon corps dans le sien : était-elle vraie ou seulement apparente ?

Un souvenir me revint concernant Samuel : il se moquait des nonnes chrétiennes prétendant être enceintes du fait d’un esprit. Il m’en est revenu un autre, charmant et sensoriel, à propos de Zurvan ; il disait : « Tu peux le faire, oui, mais cela pompera ton énergie, et jamais tu ne dois rechercher de femme sans ma permission. »

Je ne me rappelais plus celui qui parlait, mais seulement l’amour, le jardin, les paroles, et la ressemblance avec cet endroit. Cela pompera ton énergie. Il me fallait rester éveillé.

— Et si nous nous trompions ? dit-elle. S’il n’avait rien à voir avec la mort d’Esther ? C’est un homme qui manipule tout. Il a exploité sa mort, mais cela ne signifie pas…

— Le rebbe a affirmé qu’il l’avait tuée, et je le crois. Mais autre chose est enjeu. Ce fameux temple, est-ce qu’il y prêche quelque chose d’unique, ou de grande valeur ?

— Pas vraiment. Comme je te le disais, il a inventé cette religion à l’aide d’un programme informatique. C’est la foi la plus dépourvue de foi qu’on puisse imaginer.

Elle poussa un soupir, puis me demanda de lui apporter un peignoir pendu dans le placard. Elle avait un peu froid. Elle ajouta qu’il y avait des tuniques, si je voulais. J’en pris une, non à cause du froid, mais plutôt d’une antipathie perse ou babylonienne pour la nudité.

Je m’enveloppai d’une épaisse tunique bleue nouée à la taille, avec la vague impression d’être pris au piège. Mais j’avais besoin de toute ma force.

Je lui apportai son déshabillé, d’une soie dorée, cousue de perles. Je l’aidai à l’enfiler, je boutonnai pour elle les boutons en perles de nacre, puis je nouai la ceinture. Je boutonnai également les perles des poignets.

Elle me contemplait fixement.

— Il y a autre chose que je veux que tu saches, dit-elle.

— Dis-le-moi.

Je m’assis auprès d’elle et lui pris la main.

— Gregory m’a appelée, ce soir, juste avant que l’avion n’atterrisse à Miami. Il m’a dit que c’était toi qui avais tué Esther. Il m’a dit qu’on t’avait aperçu sur le lieu du crime. J’avais vu ta photo dans le magazine, mais je savais qu’il mentait. Je m’apprêtais à lui raccrocher au nez. Il est inutile de lui demander d’être raisonnable, vois-tu, mais là, il a dépassé les bornes. Il a prétendu que tu étais un fantôme, et que tu avais besoin de prendre la place d’Esther dans le monde.

— Quelle ordure ! murmurai-je. C’est un homme à la langue bien affilée.

— C’est ce que j’ai pensé. Je ne le croyais pas. Puis quelque chose m’est alors apparu avec certitude : tu es ici à cause de la mort d’Esther. Oui, et pour tuer Gregory. Je voudrais que tu me promettes, quoi qu’il arrive, de le tuer. Je sais que c’est une chose horrible à dire.

— Pas à moi. J’aimerais le tuer, mais pas avant que ce mystère ne soit élucidé.

— Pourrais-tu aller voir Nathan ? T’assurer qu’il est sain et sauf ?

— Je le peux. Mais j’ai de graves soupçons en ce qui le concerne… Peu importe. Sois rassurée : quoi qu’il arrive, j’irai jusqu’au bout, et Gregory le paiera de sa vie.

— Des laboratoires…, reprit-elle. Tu sais qu’il est fou. Il croit qu’il a pour mission de sauver le monde. Il va à l’étranger, il se fait recevoir par des dictateurs, et il établit des temples dans des pays qui… et puis toutes ces histoires de terrorisme. Tu sais, dit-elle en se recouchant sur ses oreillers. Tu ne peux pas te tromper, en le tuant. Ce Temple est un véritable racket. C’est une ordure, qui saigne les gens, prend leurs économies, leur fortune…

Elle ferma les yeux et s’immobilisa soudain, puis ses yeux roulèrent dans leurs orbites, ne laissant plus paraître que le blanc.

— Rachel ! Rachel !

Je lui secouai l’épaule.

— Je suis en vie, Azriel, murmura-t-elle doucement, du bout des lèvres. Ses sourcils sombres remuèrent imperceptiblement. Elle n’ouvrit pas les yeux. Je suis là, souffla-t-elle. Veux-tu me couvrir, Azriel ? J’ai froid. Mais il fait chaud, n’est-ce pas ?

— La brise est d’une merveilleuse tiédeur, répondisse.

— Alors, ouvre toutes les fenêtres. Mais couvre-moi. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Toutes les fenêtres étaient ouvertes, même les grandes portes vitrées, à ma gauche, qui donnaient sur une terrasse surplombant l’océan. Mais je ne voulais pas la troubler en le lui disant.

Soudain, pour la première fois, je remarquai ses bras, sous la soie.

— Tes bras, je les ai couverts de bleus ! Regarde ce que je t’ai fait !

— Cela n’a pas d’importance. Ce n’est rien. C’est seulement l’un des produits fluidifiant le sang, qui me fait des bleus sans que je le sente. J’ai tant aimé être dans tes bras. Viens là. Tu voudras bien rester près de moi ? Je sais que je vais mourir. J’ai abandonné les médicaments qui me maintenaient en vie.

Je ne répondis rien, mais je savais qu’elle avait raison : son cœur battait trop lentement, ses doigts commençaient à bleuir.

Je m’étendis auprès d’elle, et la couvris des tapisseries qui jonchaient le lit – des jetés, ou des plaids.

Elle avait chaud et elle se sentait bien, allongée contre moi.

— J’ai tellement ri, quand il m’a dit que tu étais un fantôme et que tu avais tué Esther pour venir au monde ! Pourtant, je savais que tu n’étais pas un être humain, tu avais disparu de l’avion. Je trouvais tout de même Gregory incroyablement drôle, quand il me parlait de magie noire, prétendant qu’Esther avait dû être sacrifiée comme un agneau pour que tu puisses venir au monde, et que des êtres malfaisants avaient accompli la besogne. Il m’a prédit que tu me tuerais. À menacé de prévenir la police si je ne revenais pas. Je ne veux pas qu’il vienne me déranger. Je ne veux pas de lui ici.

— Je ne le laisserai pas approcher, promis-je. Repose-toi, maintenant. Je veux réfléchir. Je veux me rappeler les laboratoires et les hommes en costume orange. Je veux comprendre le grand dessein.

Les marques violacées de ses bras étaient horribles à voir, et j’éprouvai de la honte à ne pas avoir été plus délicat.

J’embrassai ces meurtrissures. Je remarquai où les seringues avaient percé sa peau, où les pansements avaient été arrachés, là où le duvet avait disparu.

— Rachel, tu souffres, et je n’ai fait qu’aggraver les choses. Laisse-moi aller chercher ce dont tu as besoin. Envoie-moi. Dis-moi. Je peux aller chercher n’importe quoi au monde pour toi, Rachel. C’est ma nature. As-tu des médecins de grand talent ? Dis-moi seulement qui ils sont. Je me perdrai dans les vents, si je pars chercher des docteurs et des magiciens à l’aveuglette. Guide-moi. Envoie-moi chercher ce qui…

— Non.

J’examinai son visage silencieux ; son sourire n’avait pas changé. Elle paraissait assoupie ; je m’aperçus qu’elle fredonnait, les lèvres fermées. Ses mains étaient froides.

C’était l’agonie qui accompagne l’amour, aussi douloureuse et aussi cruelle que si j’avais été vivant et jeune.

— Ne t’inquiète pas, chuchota-t-elle. Les meilleurs médecins du monde ont fait de leur mieux pour soigner la femme de Gregory Belkin. Puis… je veux…

— … être avec Esther.

— Oui. Tu crois que je la retrouverai ?

— Oui. Je l’ai vue monter dans une pure lumière. J’aurais voulu ajouter : D’une manière ou d’une autre, tu seras avec elle. Mais je n’en fis rien. J’ignorais si elle croyait que nous étions tous de minuscules flammes qui rentrions en Dieu, ou qu’il existait un Paradis où nous nous embrassions et nous serrions les uns contre les autres. Pour ma part, je croyais au Paradis ; et j’avais un lointain souvenir de m’être élevé très haut, une fois, et d’avoir été éconduit par de gentils esprits.

Je m’étendis à nouveau. J’avais été tellement sûr de vouloir mourir. Maintenant, la flamme de vie qui brûlait en elle, la faisant fondre comme une bougie, me semblait infiniment précieuse.

Je voulais la guérir. Je la regardais en m’efforçant de voir tous les mécanismes à l’œuvre en elle, chaque élément relié à un autre, et tous reliés entre eux par des veines semblables à un fil d’or.

Je posai la main sur elle, et je priai. Je laissai mes cheveux reposer sur son visage. Je priai dans mon cœur, vers tous les dieux.

Elle remua.

— Que dis-tu, Azriel ? Elle articula quelques mots, que je ne compris pas tout de suite. Puis je me rendis compte qu’elle parlait en yiddish.

Parlais-tu hébreu ? me demanda-t-elle.

— Je priais seulement, ma chérie. N’y pense pas.

Elle prit une profonde inspiration et posa les doigts sur ma poitrine, comme si le seul fait de lever la main l’épuisait. Je mis ma main sur la sienne. Froides, ses petites mains. Je fis de la chaleur pour nous deux.

— Tu restes avec moi, n’est-ce pas ?

— En quoi cela te surprend-il ?

— Les gens essaient de s’éloigner, quand ils savent qu’on va mourir. Je me rappelle ces nuits affreuses où les médecins ne venaient pas et où les infirmières restaient hors de vue. Même Gregory se tenait à distance. Puis la crise passait, et ils revenaient tous. Toi, tu restes avec moi. L’air embaume, n’est-ce pas ? La lumière. Juste la lumière du ciel nocturne.

— C’est beau. Un avant-goût du Paradis.

Elle eut un petit rire.

— Je suis prête à n’être plus rien, dit-elle.

Que pouvais-je répondre ?

Une sonnette retentit, vibrante. Je me redressai. Cela ne me disait rien de bon. J’avais les yeux fixés sur le jardin, les grosses fleurs rouges, comme des trompettes, et pour la première fois je m’aperçus que de légers éclairages les illuminaient. Tout était parfait. La sonnette retentit à nouveau.

— Ne réponds pas, dit-elle. Elle était trempée. Arrête-le, arrête l’Église, poursuivit-elle. Il est ce qu’on appelle un chef charismatique. Il est malfaisant. Des laboratoires. Je n’aime pas ça. Ces sectes ont tué des gens, tué leurs propres adeptes.

— Je sais. C’est toujours la même chose. Toujours.

— Mais Nathan, reprit-elle. Il est innocent. Je me rappelle encore sa voix, si belle. J’ai alors pensé à ce qu’avait dit Esther, que c’était comme de voir ce qu’aurait pu être Gregory. Voilà à quoi ressemblait la voix…

— Je le trouverai, et je m’assurerai de sa sécurité, promis-je. Je découvrirai ce qu’il sait, ce qu’il a vu.

— Le vieillard, est-il si terrible ?

— Très pieux et très vieux, dis-je en haussant les épaules.

Elle éclata d’un rire enfantin et ravi merveilleux à entendre.

Je me penchai et l’embrassai sur les lèvres. Elles étaient sèches. Je lui donnai de l’eau, en soutenant sa tête pour l’aider à boire.

Elle gisait là, les yeux fixés sur moi, et je me rendis compte peu à peu que son expression ne signifiait rien. Elle n’était qu’un masque, pour cacher la douleur qui ravageait ses poumons, son cœur, ses os. La douleur l’habitait entièrement. Les calmants qu’elle avait pris à New York avaient cessé d’agir. Son cœur battait à peine.

Je berçais ses mains dans les miennes.

La sonnerie reprit, l’alarme ; cette fois il y en avait plusieurs. J’entendis un bruit de moteur, provenant de la cage d’ascenseur.

— Ignore-le, dit-elle. Ils ne peuvent pas entrer.

Elle repoussa les couvertures à deux mains.

— Qu’y a-t-il ?

— Aide-moi à me lever. Donne-moi ma robe de chambre, s’il te plaît…

Je pris le lourd vêtement soyeux qu’elle me désignait, et elle l’enfila. Elle tremblait, immobile, sous le poids de l’élégante robe de chambre.

J’entendis un brouhaha devant la porte d’entrée.

— Es-tu sûre qu’ils ne peuvent pas entrer ?

— Tu n’as rien à craindre, n’est-ce pas ? s’enquit-elle.

— Non, rien du tout, mais je ne veux pas qu’ils…

— Je sais… qu’ils me gâchent ma mort.

— Oui.

Elle était livide.

— Tu vas tomber.

— Je sais, dit-elle. Mais je tomberai là où je veux. Aide-moi à sortir, je veux regarder l’océan.

Je la soulevai, et la transportai sur la terrasse. Les portes faisaient face à la pleine mer, la même mer qui baignait les côtes d’Europe, les rivages des cités grecques détruites et les plages d’Alexandrie.

Des coups sourds retentissaient derrière nous. Je me retournai. Ils venaient de l’ascenseur. Il y avait des gens à l’intérieur, mais les portes étaient fermées à clé.

La brise caressait l’ample terrasse. Sous mes pieds, les dalles étaient fraîches. La tête posée contre mon épaule, elle paraissait heureuse de contempler la haute mer sombre. Un grand navire illuminé passa en glissant vers l’horizon et, au-dessus, les nuages nous offraient un magnifique spectacle.

Je la tenais dans mes bras, et je voulus la soulever.

— Non, laisse-moi debout.

Elle se dégagea doucement de moi, et posa ses deux mains sur la balustrade en pierre. Elle regarda, en bas, le jardin immaculé, empli d’arbres et de lumières. Une profusion de lys d’Afrique et de grandes plantes en éventail s’agitaient doucement sous la brise.

— C’est vide, en bas, non ? demanda-t-elle.

— Quoi ?

— Le jardin. C’est intime. Juste les fleurs au-dessous de nous et, au-delà, la mer.

— Oui.

On forçait la porte de l’ascenseur.

— Rappelle-toi ce que je t’ai dit. Tu ne peux pas faire d’erreur en le tuant. Je parle sérieusement. Il tentera de te séduire, de te détruire, ou de te manipuler. Tu peux être sûr qu’il réfléchit déjà à la meilleure façon de t’utiliser…

— Je sais, répondis-je. Ne t’inquiète pas. Je ferai ce qu’il faut. Peut-être lui apprendrai-je à distinguer le bien du mal, si je le comprends moi-même. Peut-être sauverai-je son âme. Je ris. Ce serait charmant.

— Oui. Mais tu adores la vie. Ce qui signifie que tu peux te laisser séduire par lui, si exubérant, comme tu t’es laissé attirer par la vie en moi.

— Jamais, je te le promets. Je remettrai de l’ordre.

— Tout, remets tout en ordre.

Plusieurs hommes enfonçaient la porte d’entrée ; j’entendis craquer le bois.

Elle soupira.

— C’est peut-être Esther qui t’a appelé. Peut-être, mon ange.

Je l’embrassai.

Les hommes firent irruption dans la chambre derrière nous. Je n’avais pas besoin de regarder pour les savoir là. Ils s’arrêtèrent net ; il y eut un murmure confus de voix impérieuses. Puis celle de Gregory nous parvint.

— Rachel, Dieu merci, tu es saine et sauve.

Je me retournai. Il avait l’air froidement déterminé, dur.

— Lâche ma femme, ordonna-t-il.

Le menteur.

Il étincelait de rage, et la rage le rendait mauvais ; elle lui ôtait son charme. Je suppose qu’il en avait été de même pour moi autrefois. Et je me rendis compte peu à peu, debout, là, que j’aimais à nouveau et ne haïssais plus. J’aimais Esther et j’aimais Rachel. Je ne le haïssais plus.

— Va à la porte, me pria Rachel, et mets-toi entre nous. Fais-le pour moi, s’il te plaît. Elle m’embrassa sur la joue. Fais-le, mon ange.

J’obéis. Je posai la main sur le cadre d’acier de la porte-fenêtre.

— Vous ne pouvez pas passer, dis-je.

Gregory rugit, un terrible rugissement issu de l’âme, et le groupe d’hommes s’élança vers moi je me retournai tandis qu’ils me frappaient pour passer. Je savais ce qui les avait fait crier.

Elle avait sauté.

Les repoussant, je m’approchai de la balustrade et je plongeai mon regard dans le jardin. J’aperçus la minuscule coquille vide de son corps. La lumière flottait autour d’elle.

— Oh, Dieu, reçois-la, je t’en supplie, priai-je dans mon ancienne langue.

La lumière étincela, jaillit tout droit, et un éclair sembla transpercer le ciel pour exploser derrière les nuages. C’était elle ; elle était montée et, un instant, j’avais entrevu la Porte du Paradis.

Le jardin ne contenait plus que la plate-bande de fleurs égyptiennes et sa chair vide, son visage intact, fixant aveuglément le ciel.

Monte, Rachel, je l’en prie, Esther, fais-lui gravir l’Échelle. Je me représentai délibérément l’Échelle, les Marches.

Gregory pleurait. Des hommes m’empoignèrent. Gregory hurlait, sanglotait, et il n’y avait là aucun artifice. Il la contemplait du haut de la terrasse et rugissait de douleur en martelant la balustrade de ses poings.

— Rachel, Rachel, Rachel !

Je me dégageai des mains de ses hommes. Ils tombèrent en arrière, stupéfaits de ma force et ne sachant que faire, gênés par la présence de Gregory qui hurlait de chagrin.

Soudain, il se fit autour de moi un remue-ménage. Des renforts étaient arrivés, avec le pauvre Ritchie. Gregory sanglotait toujours, penché au-dessus de la balustrade. Il priait en se balançant d’avant en arrière, à la manière des Hébreux, et se lamentait en yiddish.

Je repoussai à nouveau les hommes, en projetant quelques-uns au bout de la terrasse, jusqu’à ce qu’ils reculent d’eux-mêmes.

Je dis à Gregory :

— Tu l’aimais, n’est-ce pas ?

Il se retourna et me regarda. Il essaya de parler, mais le chagrin l’étranglait.

— Elle était… ma reine de Saba, balbutia-t-il. Elle était ma reine…

Et il se remit à gémir en récitant les mêmes prières.

— Je te quitte à présent, lançai-je. Avec tous tes hommes armés.

Une foule escaladait la pente du jardin en contrebas. Des hommes éclairaient son visage mort avec des torches électriques.

Je m’élevai dans le ciel.

Où aller ? Que faire ?

L’heure était venue de marcher à mon pas.

Je jetai un dernier regard aux hommes, en bas sur la terrasse, médusés par ma disparition. Gregory s’était effondré et se berçait doucement, assis, la tête dans ses mains.

Je montai très haut, si haut que je trouvai les esprits joyeux, et il me sembla en volant vers le nord qu’ils me contemplaient avec beaucoup d’intérêt.

Mais je savais ce que je devais faire avant toute chose. Trouver Nathan.

Le sortilège de Babylone
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